Streaming Une belle fin 1440p

de Guillaume Apollinaire

Portraits de Guillaume Apollinaire

A dйcouvrir sur ce site. les encres de chine de Jean-Michel Maulpoix

Hommage а Marie Laurencin

"Ouvrez-moi cette porte oщ je frappe en pleurant. "

De mкme qu’il existe une porte d’entrйe dans la poйsie moderne « nommйe » Baudelaire . une autre transitant par l’њuvre de Mallarmй . et une autre par celle de Rimbaud . il existe une entrйeApollinaire … A des titres diffйrents, tous ces poиtes sont « de grands commenceurs », pour reprendre un mot de Renй Char, mкme si, en chacun d’eux, l’esprit de crйpuscule est йgalement а l’њuvre…

Apollinaire entre deux mondes

C’est, me semble-t-il, а la porte du nouveau siиcle qu’Apollinaire frappe « en pleurant ». c’est avec des motifs йlйgiaques et sur des airs anciens qu’il fait dans les excitantes nouveautйs de la « Belle йpoque » son entrйe…

Pierre Brunel a fort justement intitulй Apollinaire entre deux mondes[1] la prйcieuse йtude « mythocritique » qu’il consacre а ce poиte. C’est en effet entre XIXe et XXe, entre l’Ancien et le Nouveau, comme entre « Ordre » et « Aventure », en avant et retournement . intimitй et universalitй, mythologie antique ou mйdiйvale et modernitй que le poиte pose sa voix lyrique propre.

Cet entre-deux constitue le poиme en espace dialogique, expressif, conflictuel… oщ s’йprouvent les divers degrйs de la familiaritй et de l’incongruitй, de la banalitй et de l’йrudition, comme s’il ne s’agissait plus vraiment d’opposer (ainsi que s’y employait encore Rimbaud ) le noble et le vulgaire, mais de les rapprocher d’aussi prиs que possible. Ce qui revient а inclure а part entiиre dans le lyrisme ses chutes mкmes, comme а envisager une prйsence moins mordante et plus ludique de l’Ironie а ses cфtйs… Avec Apollinaire et quelques autres de son temps . une nouvelle plasticitй du poиme se fait jour.

Plasticitй que l’on pourrait dire temporelle et spatiale autant que formelle, puisque son њuvre sollicite а la fois une multiplicitй de formes classiques ou novatrices, une multiplicitй d’йpoques et une multiplicitй de lieux. On pourrait mкme la dire menacйe d’йmiettement si la Voix lyrique n’assurait le liant, la continuitй entre ces йlйments hйtйrogиnes…

Que dire de Guillaume ?

Une vie brиve.

Naоt en 1880, meurt en 1918, а 38 ans, dans l’йpidйmie de grippe espagnole qui ravage Paris. Aprиs avoir йtй soldat dans l’artillerie а la Grande guerre, blessй а la tкte et trйpanй en 1916.

N’est pourtant pas de la famille des « maudits ». Figure plus lйgиre, plus « artiste » que celle des grands auteurs de la fin du XIXe. N’attache pas а la poйsie une valeur suprкme. Mкme s’il s’inscrit volontiers dans la filiation orphique et apollinienne.

Pas un mйtйore comme Rimbaud . mais un poиte charniиre ayant vйcu 20 ans dans le XIXe et 18 dans le XXe…

Un lyrique

Pour Andrй Breton, « Guillaume Apollinaire est le lyrisme personnellement ».

Lyrisme dans les deux sens. expression personnelle et exaltation. il y a dans l’њuvre poйtique de Guillaume Apollinaire а la fois une importante part d’expression subjective, personnelle, mйlancolique et sentimentale et une insistance prйsence des motifs de l’envol (Christ aviateur, oiseaux…) et de l’inflammation enthousiaste (image prйpondйrante de l’ivresse suggйrйe dиs le titre). A cela s’adjoignent d’autres importantes composantes de la donnйe lyrique, tels que la musique (chansons, romances…), la flвnerie (les poиmes composйs en marchant), les motifs aquatiques…

Ces йlйments qui entrent dans la composition de la poйtique apollinarienne sont йgalement des donnйes de sa personnalitй, de sa vie affective.

Un йtranger

Guillaume Albert Wladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky est le fils naturel d’une jeune camйriste polonaise de 22 ans. Son pиre Francesco Flugi d’Aspremont, ancien officier de l’armйe royale des deux Siciles, bel officier sйducteur qui ne le reconnaоt pas et se sйpare de sa maоtresse en 1885.

Apollinaire naоt а Rome, passe son enfance а Monaco et а Cannes, fait sa rhйtorique au lycйe de Nice, puis s’installe avec sa mиre et son plus jeune frиre а Paris en avril 1889.

Sa mиre mиne une vie dйcousue et bohиme prйtendument aristocratique. Elle change souvent de meublйs. Il lui arrive aussi de changer de nom.

Au sens baudelairien, Guillaume est un йtranger . l’amoureux des « nuages qui passent »…

Sujet en fuite, sans racines

- Cosmopolitisme. sujet d’aucune province, proche des йmigrants

- Culture de bric et de broc conjuguйe а d'assez solides bases classiques.

- Goыt йgalement pour le moyen вge. il frйquente la bibliothиque Mazarine pour y consulter des textes mйdiйvaux.

Va revendiquer, avec une certaine complaisance, son statut d’йmigrant et d’apatride, de bвtard et de mйtиque, dans une йpoque oщ commencent а se dйvelopper les « campagnes nationalistes, xйnophobes, antisйmites [2]. »

Son oeuvre pose radicalement la question de l'identitй lyrique .

Un fabulateur

Apollinaire entretient volontiers le mystиre sur ses origines. Il encourage les rumeurs sur son ascendance (fils de prйlat…)

« Les nouvelles, c’est-а-dire les contes, sont ma chose » (Lettre а Tzara). goыt pour l’imaginaire, la fabulation, le merveilleux. Son enfance a йtй nourrie par les contes de fйe et les romans de chevalerie. Perrault fut sa premiиre lecture principale.

Jeu entre le vrai et le faux, la vйritй et le mensonge (motif du « faux amour » et des « fausses femmes » dans « La chanson du mal aimй »

Cf l'histoire peu claire du vol des statuettes au Louvre.

Un certain goыt pour l’obscur, le rare, le prйcieux, le dйroutant.

Un sujet fantasque et complexe

- Goыt pour l’йpice du bizarre et du dйconcertant, les mots rares qu’il relиve parfois par listes dans le dictionnaire

- Sensibilitй et brusquerie. Fantasque, facilement furieux.

- Un cфtй йrotomane et « mal aimй ». Goыt marquй pour la sensualitй, la vie charnelle. L’йcriture йrotique, le libertinage volontiers farceur, le retiennent. « Dame de mes pensйes au cul de perle fine ». Est parfois passй pour un pornographe aux yeux de ses contemporains (entre sa 20 e et sa 30 e annйe, il publie sous le manteau des romans йrotiques « Mirely ou le Petit Trou pas cher », « Les Onze mille verges », « Les Mйmoires d’un jeune Dom Juan »).

- Goыt pour les bouges, les bars, les univers glauques et cosmopolites oщ se mйlangent maquereaux, bohйmiennes et prostituйes. « J’aimais les femmes atroces dans les quartiers йnormes »…

On en revient ainsi au cosmopolitisme du dйbut. La boucle du portrait est bouclйe…

Physionomie de L’њuvre

Alcools n’est qu’un morceau d’une њuvre trиs abondante avec contes, rйcits, textes йrotiques, textes dramatiques, chroniques… Grosse activitй littйraire. Apollinaire publie dans les revues de l’йpoque telles que « Le Festin d’Esope » qu’il a lui-mкme fondйe en 1903, « La revue blanche », « Le Mercure de France », « La Plume ».

Dиs 1900 (а 20 ans), il propose une piиce а un directeur de thйвtre. Puis en 1901, il compose un roman « La Gloire de l’Olive », qu’il йgare dans un train entre le Vйsinet et Paris. Il est l’ami des peintres et des йcrivains de l’йpoque.

Sa premiиre њuvre connue est « L’Enchanteur pourrissant » qu’il publie en volume en 1908, accompagnйe de gravures de Derain.

Deux pфles principaux.

Alcools 1898-1913. le pфle « ancien ».

Calligrammes 1913-1918. le pфle plus « moderne », avec ses calligrammes d’abord appelйs « idйogrammes lyriques » par leur auteur.

Mais dans le premier volume prйdomine la voix, dans le second un lyrisme visuel.

Entre les deux vient s'inscrire la cйlиbre confйrence de novembre 1917 sur « L’esprit nouveau et les poиtes »

Alcools est p aru au Mercure de France en avril 1913. Tirй а environ 600 exemplaires dont 350 seront vendus la premiиre annйe, ce qui n’est pas nйgligeable.

La composition

Les dates en sont donnйes par le sous-titre 1898-1913 (quinze annйes). Nй en 1880, Apollinaire a 18 ans en 1898. En 1913, а 33 ans, il est un des principaux reprйsentants de l’avant-garde

Cette pйriode de composition va de la fin du symbolisme а l'affirmation de « L’esprit nouveau » et а la veille de la Premiиre guerre mondiale.

Pendant ces quinze annйes, Apollinaire a йbauchй plus de 250 poиmes

b) Les sйries, les sйquences chronologique

("Merlin", "Le Larron", "L’ermite", "L’adieu". )

1901-1903. La fйconde pйriode des Rhйnanes (prиs de la moitiй des poиmes d’Alcools sont composйs en 1901-1902) et de l’amour pour Annie Playden. "Les colchiques", La synagogue, "Rhйnanes d’automne", "Les femmes", "Le vent nocturne", "Les sapins", "Clair de lune".

1902. suite des Rhйnanes. "Nuits rhйnanes", "Mai", "les cloches", "la Lorelei", "la tzigane", les deux premiиres strophes de "Fianзailles"

Apollinaire est alors prйcepteur en Rhйnanie chez une riche allemande, la vicomtesse de Milhau.

1903-1906. intermиde parisien : temps de publications en revues, de frйquentation des milieux littйraires et artistes

1903. "La Chanson du Mal aimй". en 1903 Apollinaire compose une grande partie de ce poиme achevй en 1904. C’est un poиme de fin d’amour. « Chacun de mes poиmes est un йvйnement de ma vie, le plus souvent tristesse ».

1907-1912. Le temps de Montmartre et de Marie Laurencin (rencontrйe en mai 1907). "Lul de Faltenein", "Le brasier", la fin de « Fianзailles », "Poиme lu au mariage d’Andrй Salmon", "Vendйmiaire".

Se rapproche notamment en 1908 de Jules Romains et des unanimistes. Puis en 1909 de Gide et de la NRF

L’organisation interne

Lorsqu’il composera son recueil, en 1911 & 1912, Apollinaire ne s’attache pas а suivre un ordre chronologique. S’il conserve parfois des suites, il se plaоt йgalement а brouiller les cartes, notamment en plaзant « Zone » (а la derniиre minute, sur йpreuves, fin octobre 1912) en tкte du livre, ou en plaзant йgalement au dйbut du livre « Le Pont Mirabeau » йcrit en 1911. Les "Rhйnanes" sont quant а elles dispersйes dans le volume.

Guillaume Apollinaire organise son volume а partir de textes dйjа publiйs en revue pour la plupart.

· Rйcuse l’ordre thйmatique, l’ordre chronologique

· Respecte une certaine alternance entre textes longs et courts

· Place une ouverture et un final trиs forts

· Jeu entre un ordre et un dйsordre.

Le titre ?

Dиs 1904, au moment oщ il publiait en revue quelques poиmes, Guillaume Apollinaire annonзait le projet d’une « plaquette а paraоtre. Le Vent du Rhin ». C’est dire qu’il songe alors а faire йditer l’ensemble des poиmes rhйnans. ceux que lui a inspirйs son sйjour en Allemagne et son amour malheureux pour la jeune gouvernante anglaise Annie Playden. Il y ajoute en 1905 « La chanson du mal aimй »

L’unitй entre ces textes rйside pour l’essentiel dans leur tonalitй mйlancolique.

Son premier projet йditorial n’ayant pas abouti, c’est en 1908 sous le titre Le Roman du mal-aimй que Gustave Kahn annonce la rйunion prochaine des vers d'Apollinaire en volume, ce qui confirme bien la tonalitй йlйgiaque du recueil.

Mais en vйritй l’inspiration d'Apollinaire a changй а partir de 1907 avec la rencontre de Marie Laurencin qui le conduit а quitter sa posture d’amant malheureux. Il se rapproche alors de ses amis peintres, s’installe а Montmartre, et compose des textes d’une inspiration nouvelle, plus dynamique et dionysiaque

En 1910, c’est le titre "Eau de vie" qui est retenu par Apollinaire et qui ne sera modifiй que sur les йpreuves

En quoi Alcools justifie-t-il son titre.

rйfйrences littйrales а l’alcool et а l’ivresse ("Zone", "Vendйmiaire")

йvocation des tavernes, brasseries, auberges, caveaux (Paris, Munich, Cologne…

йvocation des vignes rhйnanes

images poйtiques. « Mon verre s’est brisй comme un йclat de rire », « Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme » les soirs de Paris « ivre du gin flambant de l’йlectricitй » (que l’on opposera aux lueurs spectrales du gaz fin de siиcle).

Dans l’inspiration, Alcools peut йvoquer la soif, le dйsir de consommer la vie. La soif est synonyme de curiositй, d’enthousiasme, de dйsir intense.

L’alcool йveille l’idйe d’un excitant, de la recherche d’un paroxysme = il faut se griser de la rйalitй moderne.

C’est une figure dionysiaque de l’inspiration poйtique.

La soif du gosier lyrique

Le motif de la soif, de longue date inhйrent а la part dionysiaque de la lyrique, dramatiquement durci par Rimbaud (« Comйdies de la soif ») peut apparaоtre comme l’une des illustrations du dйsir poйtique. « J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde » s’exclame Apollinaire dans « Vendйmiaire ». « Ivre d’avoir bu tout l’univers », le poиte se figure lui-mкme en « gosier de Paris », porte-voix et chanteur а la fois. L ’ivresse dont il se rйclame constitue l’une des manifestations symboliques du principe amplificatoire qui est а l’њuvre dans le lyrisme.

Alcool et eau de vie

C’est ici l’occasion de rappeler qu’avant de trouver, en octobre 1912, son titre dйfinitif, Apollinaire avait songй а intituler son recueil « Eau de vie ». Bien que moins « moderne » d’allure, le simple substantif pluriel d’Alcools est а coup sыr plus riche de virtualitйs, plus fort, plus rйsolu pourrait-on dire. Il se dйmarque en effet aussi bien de « l’eau-de-vie » йvoquйe par Rimbaud dans « bonne pensйe du matin » que des multiples ivresses йvoquйes par Baudelaire dans Les Fleurs du mal ou Le Spleen de Paris. Alcools rйsonne comme une dйsignation abrupte, dйlivrйe des pathologies morales dйpressives qui avaient jusqu’alors accompagnй aussi bien les ivresses baudelairiennes que la verlainienne absinthe ou les rimbaldiennes « taches de vin bleu » mкlйes de « vomissures ». Ainsi que l’exprime nettement la fin de « Zone », l’alcool est assimilй par Apollinaire а la vie mкme.

« Et tu bois cet alcool brыlant comme ta vie

Ta vie que tu bois comme une eau de vie »

Plus prйcisйment, le motif de l’alcool йtablit un parallйlisme entre vie et poйsie qui en lui se confondent en une mкme intensitй ou brыlure. Au dйpressif enivrement des buveurs d’absinthe et des fumeurs d’opium se substitue l’idйe d’une euphorique ivresse collective. L’alcool d’Apollinaire n’est plus le baudelairien « vin du solitaire ». Il rend plutфt possible une espиce d’йbriйtй cosmique, une inflammation lyrique, la saoulerie des « chants d’universelle ivrognerie. »

thиmes et motifs.

L’йcriture d’Apollinaire mкle les motifs, le subjectif et l’objectif, le lyrique et le prosaпque. modernisme, religion, amour malheureux…

- La beautй du monde moderne (Tour Eiffel), la citй industrielle, l’йnergie de l’йlectricitй, les lumiиres et les йmotions changeantes de la ville.

- La poйsie du quotidien. poser un regard neuf sur les choses communes et y dйceler une beautй.

- L’ivresse de l’univers. cйlйbration d’une nouvelle йnergie collective.

- La mйlancolie et le passage du temps. Les saisons mentales. L’Automne.

- Les exilйs de toutes espиces. йmigrants, matelots, prostituйes, bohйmiens. Les laissйs pour compte de la vie moderne.

- La solitude dans la foule « maintenant je marche dans Paris seul parmi la foule »

- La figure incertaine du poиte (ombre et passant)

- La ville . lieu ambigu, d’exaltation et de dйsespoir, d’йmerveillement et d’angoisse ou de dйsarroi. Apollinaire prolonge et radicalise l’expйrience baudelairienne.

Exemple de texte 1. « Le voyageur »

Poиme choisi pour faire connaissance avec Apollinaire, en allant directement au vif, au « moderne » de sa poйtique.

Ce texte publiй une premiиre fois (ponctuй) dans « Les soirйes de Paris » apparaоt trиs curieusement kalйidoscopique, tel un tissage d’йlйments disparates. Mais trиs vite il apparaоt йgalement que derriиre la discontinuitй et l’empilement d’йlйments hйtйrogиnes se jouent d’obsйdantes reprises (« Te souviens-tu. »).

Fernand Fleuret, а qui ce texte est dйdiй, le dйfinit comme une des « chansons farcies », des « complaintes populaires » qu’Apollinaire et lui se plaisaient а composer.

Le motif. un homme frappe en pleurant а la porte… de sa propre vie, а la porte du temps, de la mйmoire, du Grand secret…

Il s’agit d’une йcriture de l’incertitude d’exister dont le motif est livrй par le deuxiиme vers qui se trouve rйpйtй а la fin. L’Euripe est un bras de mer qui sйpare l’Eubйe de l’Attique et oщ le courant change jusqu’а 14 fois de sens en 24 heures…

Le lecteur est surpris notamment par la multiplication des sujets. Je, tu, on, vous. De sorte que la question de l’йnonciation lyrique est posйe de faзon dйroutante. qui parle а qui… et de quoi. Plus prйcisйment, le texte est traversй de figures а la fois prйcises et incertaines. « Quelqu’un », « un autre », « deux matelots », des « femmes sombres », « tous les regards de tous les yeux », « les ombres »… Le NOUS et le TU restent incertains, aussi bien que le ON.

Mais l’adresse est assez insistante, le questionnement assez rйpйtitif pour laisser entendre l’un des enjeux pathйtiques d’Alcools. la quкte de l’autre. Le dialogue ne s’installe pas. il est troublй. les questions et les invocations restent sans rйponse. L’univers de rйfйrences du texte est lui aussi incertain, trиs flou…

Cependant, les lecteurs йrudits et attentifs [3] ont pu observer dans cet apparent dйsordre nombre d’йlйments qui renvoient а des dйtails prйcis de la vie d’Apollinaire. йvocation de son voyage au Luxembourg, de sa vie au Vйsinet, le dйtail de la « chaоne de fer » (Apollinaire portait depuis son enfance une chaоne ornйe de mйdailles pieuses), le couple de matelots habillйs de bleu et de blanc comme Guillaume et son frиre portant des costumes marins…

Mйlange donc d’autobiographie cachйe, de fiction, de chanson d’ivresse triste… Le souvenir y prend une valeur « transindividuelle ». On pourrait presque parler de « mondialisation » du moi. Apollinaire prend soin de maintenir un flottement rйfйrentiel, йnonciatif, qualitatif… Ainsi les adjectifs ne cernent-ils pas le substantif auquel ils s’appliquent (exemple « femmes sombres ». tristes, liйes а la nuit, prostituйes, noires de peau, voilйes par l’obscuritй du souvenir – ou « auberge triste » ainsi qualifiйe par hypallage, tout comme « troupeau plaintif des paysages »…

Ces imprйcisions favorisent le dйsancrage. le sujet paraоt se laisser emporter au fil de l’eau et du temps. ; il est victime d’une dйliaison mйlancolique.

Le discours se conjugue ici avec le rйcit. Ce discours est scandй par la reprise du verbe « se souvenir » et notamment par la reprise anaphorique de la question « Te souviens-tu. »

Les vers eux-mкmes sont mкlйs. vers libres ou alexandrins, distribuйs en massifs inйgaux. Eux aussi sont pris dans ce processus de variabilitй, plus rйguliers toutefois au moment oщ s’accomplit une espиce de descente parmi les ombres (vers 32 а 47).

Apollinaire privilйgie l’йlasticitй mйtrique. 6, 8, 10, 12. Ce n’est pas vйritablement le vers libre qu’il recherche, ce n’est pas la libйration du souffle qu’il privilйgie, mais le jeu entre rйgularitй et irrйgularitй, ordre et dйsordre.

Apollinaire joue notamment sur une hйsitation de lecture. si ces vers sont libres on n’en compte pas les e muets, si ce sont des vers rйguliers ceux-ci importent… Exemple. « Nous traversвmes des villes qui tout le jour tournaient » peut compter 12 syllabes (horizon mйtrique, mais au prix de deux apocopes), ou 14 syllabes (horizon prosodique)… Apollinaire prend plaisir а brouiller les pistes de la versification.

Ce travail d’estompe se retrouve au plan de l’imaginaire sollicitй par le texte. On y croise des chevaliers barbus avec leurs lances qui йvoquent le monde d’Avalon et des romans de chevalerie. On y entend la plainte d’un sujet exclu frappant а la porte close du Paradis. en un temps de christianisme finissant… Comme dans « Zone » l’errance se relie а la mort de Dieu qui semble affleurer au vers 13. « Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ ».

L’amour lui-mкme paraоt ici rйduit а un jeu de hasard. « L’on jouait aux cartes / et toi tu m’avais oubliй »

Dans les quatrains, c’est а Orphйe que l’on songe et а sa descente aux Enfers. Une parentй se tisse phonйtiquement entre ce motif d’Orphйe et l’orphelin des vers 4 et 18.

Enfin, а la fin du texte, c’est en « vieille abeille » que se mйtaphorise le poиte. Une abeille qui serait tombйe dans le feu pour avoir voulu considйrer le passй de trop prиs…

Ainsi pourrait-on lire notamment ce poиme comme une allйgorie de la condition humaine oщ sont successivement йvoquйs l’enfance, l’вge mыr, les dйceptions de l’amour, la mort enfin…

Mais c’est plus sыrement une allйgorie du travail de l’йcriture et de la mйmoire. la page йcrite est le lieu oщ se dйplie et se dйploie la mйmoire.

Enfin, je ne puis m’empкcher йgalement d’entendre dans ce texte une rййcriture sombre du « bateau ivre », allant du fleuve vers l’ocйan et se perdant dans les profondeurs. Ici le bateau est un « paquebot orphelin », et ce n’est pas le solitaire et singulier voyage du « voyant » qu’il йvoque, mais celui d’une foule d’ombres pareilles aux rйminiscences du sujet…

[2] Cf а ce propos Raymond Jean. La poйtique du dйsir. p. 344.